Sartre: still alive today?
Jean-Paul Sartre died in April 1980. Curiously, that was the month I graduated in Philosophy, after studying Sartre’s writing intensely. I hastily composed a detailed obit/essay, which was somehow published in the Montreal daily Le Devoir.
For me, college was serious business: I studied a lot of politics and philosophy, working my way through German idealism toward Marx and later Jean-Paul Sartre. That was the high point.
Recently I revived and retyped that Sartre piece from photocopies; see French text below. For those who don’t parlez-vous, I will orepare an English synthesis (the original is almost 3,000 words). But for the moment, readers are left with this big, flawed salute to the great and flawed Sartre.
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SARTRE :
la clarté brutale d’un homme libre
David Winch, Le Devoir, samedi 10 mai 1980
Sartre est mort. Déjà, on le méprise. Sartre avait toujours souligné son accord avec la formule de Malraux: « La chose terrible dans la mort, c’est qu’elle transforme la vie en destin».
Ainsi aujourd’hui on canonise Sartre, on le baptise «grand homme» . Par nos éloges, on lui attribue son Prix Nobel in absentia. Institutionnalisation qu’il refusait de son vivant, «Jean-Paul Sartre, Prix Nobel» devient dorénavant son destin.
Pourtant, cet homme ne s’est jamais conçu comme un objet, quoiqu’un grand objet, profitant de ses « dons ». Pour clore son autobiographie Les Mots, il a passé un jugement sur sa personne plus résonant avec sa philosophie: « Tout un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».
Enjoué, ironique, génial, Sartre a fasciné le monde intellectuel qu’il a dominé si longtemps. Mais la « réussite » ne l’a jamais intéressé. Il rappelait toujours 1a ses lecteurs que « l’histoire de toute vie, c’est l’histoire d’un échec » .
Le vertige de la liberté
De telles phrases, prises sans nuances, semblent à première vue, justifier l’image un peu « Life magazine » qu’on se fait de Sartre. C’est-à-dire : d’un homme terne et sans humeur qui a propagé une philosophie du désespoir, ce qui peut être contrée par la foi dans l’homme et ses capacités.
Ce préjugé se dissipe vite à l’étude de l’œuvre de Sartre. L’Être et le néant et La Critique de la raison dialectique, ces deux tomes baroques et lourds, permettent à l’humanisme de prendre une nouvelle dimension. Comme Nietzsche, penseur qui a si profondément influencé toute l’œuvre de Sartre, il refuse les conclusions un peu trop faciles d’un humanisme bénin. Sartre voit, lui aussi, dans la mort de Dieu un événement qui force l’homme à saisir les pleines conséquences de sa liberté radicale. Créateur de lui-même, auteur de son propre destin, l’homme doit choisir, et ceci, pour toute l’humanité.
Cela dit, on peut certes trouver de très amples excès dans l’œuvre de Sartre. Après tout, pour Sartre, tous les rapport fondamentaux de l’homme sont des échecs. Tant l’amour que la haine échouent dans leurs tentatives de saisir l’Autre. Chez la personne aimée il y a toujours une certaine indépendance, qui frustre toute tentative de se rendre le fondement de son être. La haine, dans sa tentative de supprimer toute autre conscience, est également vouée à l’échec.
Extravagance linguistique
Le style même de l’œuvre de Sartre le rend suspect. Intelligibles aux seuls étudiants de la philosophie allemande, les grandes œuvres de Sartre sombrent très souvent dans le marasme d’une fascination avec les mots. Ce n’est pas pour rien que Bertrand Russell a pu conspuer l’existentialisme : « Pour son manque de clarté poétique et son extravagance linguistique, L’ Être et le néant s’inscrit dans la meilleure tradition allemande » . Un professeur d’Oxford, également frustré mais moins élégant dans son jugement a qualifié L’Être et le néant de « mélange de la pornographie française et de la métaphysique allemande » .
Ces jugements, quoique vrais, ne doivent pas nous aveugler quant à la valeur réelle de la philosophie sartrienne. Son originalité profonde, sa qualité littéraire quasiment musicale, et surtout, son acuité psychologie presque sans égale en ce siècle, pousseront d’autres générations à l’étude de ce système ontologique.
Appelé à expliquer l’existentialisme, Sartre a répondu:
« D’abord tu es, puis après tu es ceci ou cela »
Mais en quoi consiste l’apport de la pensée de Sartre? Où se situe-t-il par rapport aux autres grands penseurs modernes? Hegel et Heidegger dominent de façon écrasante toute l’œuvre. Ces deux géants pèsent sur chaque mot, nourrissent chaque réflexion qu’a produit Sartre. Et cela jusqu’au point où maints critiques rejetaient L’Être et le Néant à sa parution comme une simple réécriture en cartésien de L’ Être et le Temps de Heidegger. D’où l’originalité exubérante de ce livre. Car Sartre, en venant à la rescousse de la pensée heideggerienne s’enlisant dans le mysticisme, a pu empreindre « l’ontologie phénoménologique » d’une dimension humaniste.
L’existentialisme de Sartre s’explique assez facilement. Trop souvent on tache de rendre des concepts difficiles encore plus obscures et complexes, dans le but de créer des empires intellectuels. Chez Sartre, c’est le contraire. Appelé à expliquer l’existentialisme, Sartre a répondu que « «D’abord tu es, puis après tu es ceci ou cela » . Cette priorité de l’existence sur l’essence coïncide avec la liberté radicale et la responsabilité de l’homme.
Identité insaisissable
Cette nécessité de se définir n’est pas sans équivoque. Car le « «soi » que je suis m’est insaisissable. Mon identité m’est constamment indiquée par le monde. Pourtant, malgré tous mes efforts, je ne peux jamais saisir cet être que je suis aux yeux des autres. Je suis étudiant, plombier ou éditorialiste. Mais je suis incapable de saisir cette identité dans sa pleine densité, sa pleine opacité. Je ne peux pas non plus prendre un « point de vue » sur moi-même de «l’extérieur » par un acte de réflexion. Ainsi conclut Sartre que je suis irrémédiablement angoissé. Ce malaise fonde tous mes rapports avec les autres.
Si L’Être et le néant risque de faire classer Sartre parmi les écrivains « incompréhensibles » , la Critique de la raison dialectique confirme cette réputation. Illisible, répétitive et foncièrement hégélienne, la Critique réverbère toutefois d’un génie extraordinaire.
Dans cette œuvre, Sartre tente d’effectuer le mariage de l’existentialisme et du marxisme. À sa parution en 1960, Paris l’a rejetée comme un mariage forcé, voué à ne pas être consommé. Les propos polémiques qu’a suscités la Critique n’étaient guère compréhensibles hors le monde intime des batailles ce chats entre intellectuels français. En dépit de ces jugements péremptoires, on ne cesse aujourd’hui de tirer des observations profondes de cette œuvre.
Vu d’une fenêtre
Une brève esquisse d’une des images principales de la Critique sert à illustrer l’imagination et la précision psychologique de Sartre. Un groupe de gens attend l’autobus à St-Germain des Près (ça pourrait être également au coin de Peel et Ste. Catherine). Vu d’une fenêtre, ce groupement constitue un « tout ». Pourtant, chaque individu au sein de ce groupe s’appréhende comme étant de trop. Le groupe n’est donc pas une unité, à l’intérieur. Les membres de ce groupe se sentent aliénés l’un de l’autre. Chacun est un objet sous le regard de chaque autre. Bref, un exemple des plus banals sert à révéler la profondeur de l’aliénation de la solitude des individus qui n’ont entre eux que des rapports « sériels » .
Mais soudain il arrive un accident devant l’arrêt d’autobus. Aussitôt, chaque sujet appréhende son « être-commun » avec tous les autres. Un « Nous » surgit. La libre « «praxis » humaine avec pleine réciprocité est désormais possible. C’était dans le but de faciliter les libérations analogues que Sartre a travaillée jour et nuit pendant des années, souvent sous l’influence des barbituriques, pour compléter la Critique.
Ces conclusion philosophiques ont influencé à leur tour une vie publique extrêmement complexe. Mais elles ont une valeur propre qui durera encore, quand la vie publique de Sartre aura été largement oubliée.
Les mains sales de l’homme engagé
Une philosophie de l’action et du concret doit déboucher sur l’engagement. L’homme engagé qu’était Sartre puisait dans cette philosophie pour justifier et alimenter son militantisme. De la Résistance à Mai 68, en passant par la décolonisation et le Viêt-Nam, Sartre était toujours à l’avant-garde de l’Opposition.
Si nul ne doute de la vigueur ni de la sincérité de cet engagement, elle a néanmoins été traversée d’ambiguïté. Des accusation d’inconsistance voire de « quichottisme » ont été lancées. D’où le refus de Soljenitsyne de rencontrer cet « troubadour aux idées humanitaires » .
En effet, le style de Sartre l’a toujours poussé vers la marge. Mais la pleine mesure du génie de Sartre se fait sentir par le fait même qu’en cherchant la marge, en se mettant toujours à côté des voies acceptées, il a réussi à rester toujours au centre.
Sartre était résistant. Et contrairement à la mythologie officielle, les Français ont appris aujourd’hui avec du chagrin et de la pitié que la « Résistance » consistait au fond en une poignée de patriotes éparpillés à travers l’Hexagone. « Eurocommuniste » en quelque sorte trente ans avant ce néologisme, Sartre a noué avec Togliatti et les communistes italiens durant les années 40. La souplesse conceptuelle de cette formation continue de dessiner un contraste flagrant avec la sclérose ouvriériste du PCF.
Tiers-mondiste de la première heure
Ami des peuples opprimés, Sartre était tiers-mondiste de la première heure. Il a soutenu tour à tour Fanon, Lumumba et Castro, sans pourtant taire ses réticences quant à certains de leurs excès.
Incapable d’ignorer les voix de l’Est, Sartre s’est battu de toutes ses forces pour la libération des Siniavski, Plioutch et Boukovski. Le « goulag » , qui pesait lourd sur lui, ne l’a jamais pourtant amené à abandonner son léninisme.
Mais c’est en comparaison avec le libéralisme d’un Camus que l’on soupçonne le plein radicalisme de l’engagement de Sartre. Car, au moment de la crise algérienne, Sartre ne s’est pas permis le luxe d’une position équivoque. Sartre a conclu que seul le sang, la sueur et des larmes allaient permettre à l’Algérie de gagner son indépendance. Autrement les Français allaient continuer à bruler et à mutiler ce peuple agraire. Si la réputation de Camus est hygiénique, c’est parce qu’il n’a pas eu les mains sales de quelqu’un qui s’engageait autant dans des luttes brutales. [NDLR: opinion de l’auteur ravisée depuis 1980].
Homme de gauche, Sartre a évidemment eu des rapport intenses avec les forces progressistes en France. Il était toujours affligé par le triste état de la gauche française, où l’on trouve un parti communiste qui ne peut ni ne veut faire la révolution, et un parti réformiste prêt à baptiser « réforme » toute mesure de paternalisme social.
Cette friction a éclaté au plein jour en mai 68. Sartre a alors envoyé dos à dos la gauche et la droite comme des gardiens du statu quo « productiviste » . Les préoccupations foncièrement banales de tous les partis traditionnels – dévaluation du franc, de la production etc. — faisaient contraste monumental avec l’affirmation étudiante d’existences débordant les essences. Aux auditoires de la Sorbonne, Sartre a félicité cette « démocratie sauvage » . Elle ne pouvait qu’embarrasser une « institution » comme la Confédération générale des travailleurs.
Mai 68 a démontré à merveille l’analyse qu’a fait Sartre dans la Critique, des groupes et de leurs comportements. Mais les suites de cette « grande fête de mai » en ont également mis en relief les carences. Dans un effort romantique de ranimer cette effervescence, Sartre a parrainé de nombreux groupuscules et petits journaux. On le voyait dans les années qui suivaient s’adresser aux travailleurs de Renault du haut d’un baril, les exhortant à l’action révolutionnaire directe. On l’a aussi vu traduit devant la justice pour distribution de tracts maoïstes. Cet engagement n’a pas mené à grand-chose.
Ton de scandale perpétuel
Mais c’est l’évolution du journal Libération qui illustre le mieux cet essoufflement. Fondé en 1972 sur des principes et avec une organisation libertaires, ce journal s’enfonce aujourd’hui dans le jaunisme. Le ton de scandale perpétuel traduit bien l’effort sartrien de maintenir la conscience sur une corde raide sans relâche. La liberté qu’on cherchait à affirmer à chaque instant y devient peu à peu oppressive. Un misérabilisme fatiguant prend la relève. L’ardeur s’effrite. La gauche existentielle est réduite au chômage.
Le style de Sartre – acerbe, lucide, précis – était autant le produit de sa société que de son tempérament. Si on s’accorde pour dire avec de Gaulle que « Sartre, c’est la France » , il n’en reste pas moins que notre attitude envers ce pays reste ambivalent. Le citoyen du Nouveau monde ressent certes une admiration, voire même de la stupéfaction, devant une culture de notre ère qui a pu produire un Proust, un Lévi-Strauss, un Matisse, un Sartre. Pourtant on peut sourire devant certains aspects de cette même civilisation — révolte rituelle des jeunes, étatisme à outrance et abdication aux énarques, culte de « l’esprit critique » doublé trop souvent d’un conformisme épais sur le plan social. Ainsi, dans Sartre, on reconnait ses errements, ses robinsonades, ses caprices, dans le même souffle qu’on reconnaisse son génie.
De ses effort littéraires, force est de constater que bien des œuvres sont tout à fait oubliables et … oubliés. Les Mots, La Nausée, Huis clos et L’Idiot de la famille devraient continuer à trouver des lecteurs enthousiastes. Mais le reste de son opus semble avoir noyé dans le didactisme. C’est cette fragilité qui appelle une franche estimation quant à la valeur réelle de l’œuvre de Sartre.
Il est à prévoir que l’Histoire de la philosophie accordera finalement une place assez modeste à Sartre. Il l’a lui-même reconnu dans ses Question de méthode, où il s’est rangé parmi les simples « idéologues » de ce mouvement « parasitique » que serait l’existentialisme.
Face au Savoir hégélien et marxiste, l’idéologie existentielle est marginale, espérant au mieux introduire un élément subjectif dans le mouvement totalisant de l’Histoire. Sartre n’est pas non plus à la hauteur des esprits les plus éminent de l’Histoire de la philosophie : Leibniz, dont la divinité conceptuelle révèle l’émergence du temps et de l’espace avec la finitude de la conscience humaine; Socrate, qui s’arme d’une logique impitoyable et radicale pour arracher ce qui est, de ce qui change et passe …
L’analogue historique est plutôt Voltaire. Polémiste, pamphlétaire, auteur de quelques ouvrages à valeur durable, Sartre symbolise notre 20e siècle tout comme Voltaire incarnait le sien. Et on peut se fatiguer tout aussi vite de l’anticléricalisme de celui-ci qu’on peut voir l’inutilité des efforts de celui-là de jeter la blâme pour tous les maux du monde sur les dos de la seule classe bourgeoise.
Mais ils subsiste des gains indéniables de la démarche intellectuelle de Sartre. D’abord et surtout, la psychanalyse existentielle nous a débarrassés de certaines erreurs et absurdités de Freud. L’inconscient – hypothèse dont l’attrait et l’adoption va de Reich et Marcuse jusqu’aux esprits dirigeants les plus lumineux du développement culturel du Québec – est un désastre, tant sur le plan théorique que moral. Il risque d’effectuer une « bifurcation » de la conscience, incompatible avec la plénitude de la vie consciente. À sa place, Sartre a affirmé la priorité du choix, donc de la liberté.
Comme il l’a bien souligné dans L’Être et le néant, « La psychanalyse empirique part en effet du postulat de l’existence d’un psychisme inconscient qui se dérobe à l’intuition du sujet. La psychanalyse existentielle rejette le postulat de l’inconscient : le fait psychique est, pour elle, coextensif à la conscience » . En remontant au choix, Sartre redonne à l’homme la pleine mesure de sa liberté, « car la contingence du choix est l’envers de sa liberté » . Sartre ne remarque même pas que le « Freud existentiel » qu’il cherchait partout était lui-même!
L’Être ou le néant
Ironie que Sartre aurait sans doute apprécié, il est clair aujourd’hui que la présence de Sartre se fait sentir encore plus dans son absence. Un vide s’impose. L’honnêteté brulante de cette voix nous manque. Le monde fourmille de tragédies. Où sont les voix indignées des artistes, des intellectuels, des gens de culture? Qui reste pour lancer des cris d’alarme et de ralliement?
Le Cambodge agonise. Mais à lire les manchettes de notre presse occidentale, ce sont les taux d’intérêts qui nous inquiètent bien plus que la survie physique d’une nation. Qui agit pour hater la tenue d’une nouvelle conférence de Genève, pour tenter de reconstruire cette société et de sauver ce qui reste de ce peuple.? « La nausée ne fait pas le poids, Sartre a-t-il insisté, devant un enfant qui meurt de faim » .
On a reproché à Sartre l’angoisse, le vertige, la brutalité de certain de ses propos. Mais ils ne sont que la réaction viscérale d’un homme qui a toujours refusé de de mettre des concepts entre lui et le monde, entre lui et la vie concrète des hommes.
Le plaidoyer de Sartre aux intellectuels n’a guère d’échos aujourd’hui. Sa profonde moralité fait contraste flagrant avec les lumières de la vie culturelle nord-américaine – un Mailer, toujours fasciné par une indulgence adolescente; un Chomsky qui s’aveugle aux crime réels de ses Khmers rouges; un Friedman, tachant de convaincre l’Amérique de la valeur bénéfique d’un retour à la loi de la jungle économique.
Qui parlera, donc, pour les dépossédés du Cambodge? Sartre dirait qu’on a un choix : on s’’engage de façon concrète et active … ou on ne le fait pas! Il n’y a pas d’ambiguïté ni de zone grise. On doit choisir.
La profonde signification du système de la morale de Sartre demeure peut-être le fait qu’au cœur d’un athéisme radical on se retrouve encore une fois devant la plainte perçante de Job : pourquoi? Et cette angoisse existentielle est d’autant plus aigüe quand on ne peut échapper en s’appuyant sur la réponse des autres. On est libre. On est responsable. Et encore plus pesant, chacun constitue une existence « qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » .